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L’une des raisons pour lesquelles je cours des ultras, c’est pour pouvoir dire que non, ça fait pas mal. Courir quelques centaines de kilomètres en 6 jours, ce n’est pas grand-chose d’un point de vue des marques établies par des bien meilleurs que moi, mais ça suffit à véhiculer le message essentiel : courez, 1 km ou 1000 km, peu importe, mais levez-vous de ce putain de canapé et sentez comme on est bien quand on a fait un peu d’effort.

Quand le mental doit prendre le pas

Ces 6 jours, qui ont eu lieu à la boutique Holiste de Paris, du 23 au 29 mai 2014, ne visaient pas la performance. Je me suis mis volontairement en-dedans, ce qui au passage ne me permet pas d’affirmer que je serais capable de courir plus loin. J’ai juste eu la sensation à l’arrivée de m’être préservé, et quand je jette un coup d’oeil sur ce que peuvent représenter ces 530 km sur une carte, je suis quand même un peu fier. Il m’en faut peu, et c’est pour ça que mon plaisir à courir reste intact.

Il n’empêche que l’organisme n’est pas forcément prêt à encaisser une telle charge. Je me suis entraîné, mais pas tant que ça et pas aussi bien que je l’aurais voulu, pendant environ 8 mois. Je me suis préparé psychologiquement et physiquement. J’ai essayé de bien manger. J’ai perdu le gras que je traînais en trop. J’ai essayé de vivre paisiblement entre les coups de bourre d’Ultra Mag. Et quand est arrivé le D-Day, le jour de départ des 6 jours, compteurs à zéro, on oublie tout, on met un pied devant l’autre et on regarde comment ça se passe.

Forcément (heureusement), ça se passe très bien durant les premières 24 heures. 130 km exactement comme prévu qui passent comme des fleurs, et quelques douleurs qui naviguent dans mon corps à la recherche d’une faille. Tout se passe bien, pas de faille, mais quand même cette croyance limitante que « quelque chose » va finir par arriver, et pas forcément quelque chose de bien. La mission : conserver le rythme, rester le plus en-deçà possible, ne pas transpirer, maintenir une fréquence cardiaque basse. En un mot, conserver le plus longtemps possible mon intégrité physique avant d’entrer dans le monde impitoyable de la gestion mentale.

Cris d’angoisse

Le premier matin, je change de chaussures et opte pour une paire qui compte plus de 1500 km. Ce n’était pas une bonne idée. Durant la première journée, je vais creuser la tombe du releveur de mon pied gauche. Une toute petite tombette, mais qui commence à inflammer et à gonfler ma cheville. Le corps se défend, se protège, c’est très bien. Il faut juste gérer, ne pas imaginer que quoi que ce soit va lâcher, et trouver une foulée adaptée. ça ne fait pas trop mal en courant, mais la mobilité de la cheville est fortement réduite. Je vais sacrifier le troisième 24 heures à la gestion de cette douleur. Je marche à 4,5 km/h, je cours à… 6,5 km/h, et à force de soins la douleur s’atténue, la cheville dégonfle et reprend forme pédestre.

Les soins sont simples. Mais voici d’abord ce qu’ils ne sont pas… Je ne prends pas d’antalgique, ni de médicament destiné à masquer la douleur. Je ne fais pas de strapping non plus, même si la plupart des coureurs d’ultra choisissent cette solution là. D’une part, je n’ai pas envie de ressembler à une momie, et d’autre part, je ressens le besoin de conserver ma cheville à l’air, et de lui laisser le peu de mobilité qui lui reste. Charge à moi de trouver la foulée qui ne va pas amplifier l’inflammation.

Je m’arrête régulièrement, autant pour donner à mon corps le signe que je tiens compte de son cri d’angoisse, que pour agir sur les symptômes. Les bains de pieds effervescents, dans une eau tiède, sont un véritable bonheur. Je glace également beaucoup, entre 5 et 10 mn à chaque pause. Parfois je complète par des auto-massages aux huiles essentielles pour favoriser la circulation sanguine et la récupération musculaire. Et bien sûr, des séances de Bol d’air Jacquier fréquentes, ma forêt de pin en miniature perso. Enfin, si une sieste est prévue, c’est jambes en l’air.

Un bloc choc pour tester

Ce protocole de soins fait du bien à la tête, et montre ses effets assez rapidement. Il me permet d’envisager le quatrième 24 heures avec sérénité. J’entre doucement dans la nuit avec une vingtaine de kilomètres, puis recommence à trottiner après la pause nocturne. ça ne se passe pas trop mal, mais je me rends compte que si je reste à 6,5 km/h, je ne vais pas rattraper mon retard. Je décide donc de tester un bloc de quelques heures en augmentant ma vitesse de course de 1 à 1,5 km/h. Nous en sommes au quatrième jour, il faut donc essayer, tester, puisque je suis dans une phase « non entraînable » du 6 jours. Je suis donc très attentif à tous les signes, je suis en pleine exploration. Peu importent les kilomètres parcourus, je dois pousser les manettes et découvrir comment s’expriment mes limites.

Pendant quatre heures, j’enchaîne. Je démarre au milieu de la 18e heure du quatrième jour et la boucle avec 6,3 km, puis 7,5 km (troisième meilleure heure depuis le début), 7,3 km et 7 km. Je ne me sens pas en euphorie, je me sens dans le contrôle mais je sens aussi que je tape dans la machine : pulsations un peu trop hautes, sueur un peu plus abondante, muscles un peu plus tendus à la propulsion, quelques picotements supplémentaires… Tout un tas de sensations fines me parcourent et me donnent des indications sur ce que je suis en train de faire. Il faut pousser la logique à bout.

Après ces quatre heures, je fais une pause un peu plus longue. J’ai les jambes en feu, l’impression que les artères, veines, et capillaires des mollets vont tous exploser. Les muscles sont durs et tendus, je suis comme un poteau, incapable d’envoyer le signe à mes pieds de bouger. Il me faudra plusieurs heures, beaucoup de soins et une nuit un peu plus longue que les autres, pour récupérer complètement. Mais l’expérience, aussi difficile à vivre soit-elle, m’a apporté de nombreux éléments de réflexion.

Un nouveau bloc plus prudent

Le premier, c’est une meilleure compréhension du phénomène des jambes lourdes. Imaginez la douleur que provoquent 10 heures de voiture non stop ou de piétinement à faire du shopping. C’est exactement la même chose en version XXXL. L’inflammation provoque la douleur, déclenche de la rétention d’eau, qui elle-même raidit articulations, tendons et muscles. Ce cocktail a tôt fait de vous transformer en vieillard grabataire, jusqu’à ce que vous récupériez toutes vos facultés.

La suite de la réflexion, c’est la récupération. Je suis persuadé (et je validerai le lendemain) qu’on peut très bien pousser un peu plus loin le bouchon. « Mais » il ne faut pas s’arrêter brutalement. Cet effet jambes lourdes XXXL est amplifié par un arrêt brutal. C’est un peu comme si vous provoquiez un appel d’air, comme si le corps passait en quelques minutes d’un mode « aide à la performance » à un autre « repos absolu ». Dans ce second mode, tout semble mis en place pour activer les processus de récupération, y compris les signaux nerveux vous ôtant toute volonté de continuer. Je choisis d’écouter, de m’écouter, pour observer le temps de récupération. Il est long à l’échelle d’un 6 jours, mais court dans une perception du temps plus large.

Dès le lendemain matin, je recours, avec un bloc de 9 heures basé sur une vitesse de course de 7 à 7,5 km/h, marche à 4,5 km/h, et routine immuable : 50 mn de course avec objectif de rattraper 6 km/h de moyenne, puis marche, puis 2 mn de Bol d’air, puis micro sieste de 5 à 10 mn les jambes en l’air, et c’est reparti.

2 h de douleur, le reste en bonheur

La douleur n’est qu’allers et retours entre des perceptions physiques, des informations psychiques à traiter, et des décisions à prendre. Il ne faut jamais lui laisser passer le cap de la souffrance, c’est-à-dire le moment où l’information que quelque chose ne tourne pas rond se transforme en cogitations négatives. Chacun doit trouver sa façon propre de gérer ses douleurs. Visualiser la guérison, prendre soin de soi, faire le vide, se relâcher, rentrer en auto-hypnose, les moyens ne manquent pas.

Le premier objectif pour récupérer d’une douleur, voire d’une blessure, tout en continuant sa progression, c’est de briser le cercle vicieux dans lequel l’information de la douleur entretien la douleur elle-même. Ne plus penser à la douleur, courir en-deçà du seuil de la douleur, c’est la première étape pour l’oublier complètement, puis en faire disparaître jusqu’aux plus petits symptômes.

Avec cette façon de concevoir et de gérer la douleur, je n’ai vécu, à la grosse louche, qu’une ou deux heures cumulées de vraie douleur. C’est énorme, et c’est même trop, mais avouez que sur 144 heures qui seraient censées jeter son homme à terre dès le premier jour, c’est finalement… insignifiant.

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